En 2021, pour faire face à la rareté de la main-d’œuvre qui sévit, le gouvernement de François Legault réagit et dépose son Opération main-d’œuvre. Tour d’horizon de ce plan d’action et des enjeux qu’il soulève pour les travailleuses et travailleurs.

L’Opération main-d’œuvre1 est déposée en novembre 2021, dans un contexte de reprise économique postpandémie. La rareté de la main-d’œuvre s’accentue alors au Québec : le nombre de postes vacants explose et le recrutement est difficile, notamment dans les services publics.

Dans son plan d’action, le gouvernement vise des secteurs prioritaires, ainsi que quatre grands leviers d’action (voir tableau I), dont nous décortiquerons les enjeux.

L’IMMIGRATION 

Le gouvernement québécois, tout comme celui du Canada, se tourne de façon équivoque vers l’immigration pour tenter d’atténuer la rareté de la main-d’œuvre. Il existe deux grandes catégories d’immigration :

  • L’immigration permanente : ce sont les personnes à qui les gouvernements canadien et québécois permettent de s’établir de façon permanente au Québec; 
  • L’immigration temporaire : elle regroupe les étudiantes et étudiants de l’international, les demandeuses et demandeurs d’asile ainsi que les travailleuses et travailleurs étrangers temporaires2, toutes des personnes qui ont une permission temporaire de séjourner en territoire québécois. 

Entre 2015 et 2019, soit avant la pandémie, on comptait chaque année en moyenne 50 000 personnes immigrantes permanentes au Québec. En 2022, le nombre a dépassé largement cette moyenne prépandémie, avec un peu plus de 68 600 personnes.

Cependant, c’est sur le plan de l’immigration temporaire que nous assistons à une véritable explosion du nombre de personnes immigrantes depuis quelques années. En 2022, elles étaient au nombre de 86 000, portant l’effectif total présent au Québec à 346 0003 au 1er janvier 2023 (voir figure 1).

De ce nombre :

  • 69 500 étaient des étudiantes et étudiants étrangers;
  • 117 000 étaient des demandeuses et demandeurs d’asile;
  • 152 000 étaient des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires.

À titre de comparaison, en janvier 2013, le Québec comptait environ 51 000 travailleuses et travailleurs étrangers temporaires.

Les enjeux 

Les données récentes montrent nettement que les gouvernements Trudeau et Legault ont décidé de recourir à l’immigration, notamment temporaire, pour répondre aux besoins de la main-d’œuvre des entreprises.

Pour le Québec et pour les travailleuses et travailleurs, l’immigration comme solution à la rareté de la main-d’œuvre pose divers enjeux :

  • D’abord, l’immigration n’est pas une solution miraculeuse pour faire face à la rareté de la main-d’œuvre. En effet, s’ils haussent le bassin de travailleurs disponibles pour pourvoir les emplois offerts, les nouveaux arrivants et arrivantes consomment également des biens et des services, ce qui stimule en retour la demande de la main-d’œuvre. L’effet net réel de l’immigration sur le marché du travail est un sujet à débat entre les économistes.
  • De plus, considérant la position fortement minoritaire du Québec francophone dans un immense continent anglophone, une hausse importante de l’immigration ravive les inquiétudes sur la pérennité du français. Par exemple, le gouvernement fédéral, qui contrôle l’immigration temporaire, attribue beaucoup plus facilement les visas aux étudiantes et étudiants anglophones qu’à ceux francophones4. Le Québec a également sa part de responsabilité, puisqu’il éprouve d’importantes difficultés dans ses efforts de francisation des populations immigrantes. Par exemple, il n’utiliserait pas entièrement les sommes que le gouvernement fédéral met à sa disposition pour la francisation.
  • Finalement, le recours aux travailleuses et travailleurs étrangers temporaires ne s’avère pas une solution structurante à la rareté de main-d’œuvre. Les travailleuses et travailleurs issus du Programme des travailleurs étrangers temporaires sont pris dans des contrats de travail très contraignants, les liant à un employeur unique. Aussi, leurs conditions de travail sont parfois absolument déplorables, comme divers cas médiatisés l’ont révélé depuis quelques années. Bref, ce système favorise indument les employeurs, qui ont ainsi accès à du personnel « captif », ce qui réduit les incitatifs à améliorer les conditions de travail.

En résumé, si elle ne constitue pas une solution miracle à la rareté de la main-d’œuvre comme plusieurs semblent le croire, l’immigration peut tout de même contribuer à pourvoir à une partie des besoins au cours des prochaines années.

Toutefois, pour qu’elle soit une solution acceptable, il faudra assurément mettre l’accent sur l’immigration permanente, ou à tout le moins encadrer bien plus efficacement le recours aux travailleurs étrangers temporaires. Il faudra aussi investir bien davantage pour l’intégration et la francisation de ces personnes qui ont fait le choix du Québec pour y vivre. 

LA FORMATION 

Essentiellement, les efforts du gouvernement en matière de formation reposent sur deux types de mesures :

  • Offrir des bourses pour certains programmes d’études;
  • Multiplier les formations courtes et accélérées.

Les bourses d’études 

Au plus fort de la pandémie en 2020, le gouvernement a annoncé la création d’un programme court et intensif pour former des préposées et préposés aux bénéficiaires dont le réseau de la santé, notamment les CHSLD, avait grandement besoin.

Le gouvernement récidive avec son Opération main-d’œuvre, cette fois en créant des bourses (programme de bourses Perspective Québec) de 2 500 dollars par session pour certains programmes universitaires et de 1 500 dollars par session pour certains programmes collégiaux (voir tableau II). De nouvelles bourses sont également offertes pour certains programmes d’études professionnelles.

Les enjeux

Cette offre de bourses est évidemment bienvenue pour les programmes menant aux emplois offerts dans le secteur public. En revanche, elles ne doivent pas servir de substitut à l’amélioration des conditions de travail, notamment des salaires, pour ces emplois qui sont sous-valorisés et sous-payés.

À titre d’illustration, une étudiante en Techniques d’éducation spécialisée pourra recevoir une bourse Perspective Québec de 9 000 dollars, alors qu’une augmentation de salaire de 5 % permettrait de hausser les gains sur l’ensemble de sa carrière de plus de 133 000 dollars.

Cette nouvelle offre de bourses comporte également son lot d’effets indésirables et de questionnements :

  • La liste des programmes admissibles à ces bourses est établie de façon arbitraire par le gouvernement.
  • Certains programmes ne sont pas admissibles à ces bourses, et des effets négatifs pourraient se faire sentir sur les inscriptions.
  • Les étudiantes et étudiants qui ne terminent pas le programme doivent, dans bien des cas, rembourser au gouvernement les sommes reçues.
  • Finalement, ces bourses ne sont pas accessibles pour les étudiantes et étudiants à temps partiel, ce qui limite leur efficacité pour requalifier la main-d’œuvre déjà active sur le marché du travail. 

Les formations courtes et accélérées 

Aux prises avec des pénuries pour plusieurs corps d’emplois du secteur public, le gouvernement a multiplié les formations courtes ou accélérées. L’exemple le plus médiatisé a été la formation courte pour former des préposées et préposés aux bénéficiaires en catastrophe pendant la pandémie.

Depuis, de nombreuses initiatives de ce genre se sont ajoutées pour des emplois du secteur de la petite enfance, de l’éducation, et de la santé et des services sociaux. Il semblerait que l’on envisage aussi ce type de formation accélérée pour le secteur de la construction.

En santé et en services sociaux, la formation accélérée des préposées et préposés aux bénéficiaires se réalise en 375 heures plutôt qu’en 870 heures selon le parcours standard. Pour former des infirmières auxiliaires, on offre maintenant une formation accélérée de 14 mois plutôt que de 22 mois au rythme normal (1 800 heures dans les 2 cas). Il existe également une formation accélérée pour les agentes et agents administratifs. En petite enfance, alors qu’un diplôme d’études collégiales (DEC) ou une attestation d’études collégiales (AEC) de 1 200 heures avec 3 années d’expérience octroyaient le statut d’éducatrice qualifiée, le gouvernement a multiplié les parcours permettant d’accéder à la profession d’éducatrice qualifiée :

  • COUD : un parcours alternance travail-études menant à une AEC;
  • AEC d’appoint : pour les titulaires d’une formation à la petite enfance réussie à l’étranger;
  • AEC de spécialisation: pour les personnes possédant un diplôme connexe à la petite enfance;
  • AEC en petite enfance 0-5 ans: il s’agit d’une version courte (800-900 heures) de l’AEC existante de 1 200 heures.

Le gouvernement multiplie également les parcours permettant d’accéder à la profession enseignante. Pour ce faire, il a modifié le Règlement sur les autorisations d’enseigner ou il envisage d’y apporter plusieurs modifications. Certaines de ces modifications sont positives, alors que d’autres le sont beaucoup moins.

Les enjeux 

Si elles peuvent aider à rapidement pourvoir les postes offerts dans le secteur public, ces formations posent de nombreux enjeux et risques à ne pas sous-estimer :

D’abord, il y a le danger de dévaluer les professions ainsi que les formations « régulières » donnant accès à certaines professions. Il s’agit d’un risque bien réel. Par exemple, en petite enfance, la multiplication des parcours donnant accès au statut d’éducatrice qualifiée (et à son salaire) rend beaucoup moins attrayant le programme de Techniques d’éducation à l’enfance. D’ailleurs, les inscriptions à ce programme sont en forte baisse. Il y a tout lieu de craindre que cette tendance se maintienne durant les prochaines années. Il est primordial de maintenir la qualité des formations et le statut des professions visées.

L’intégration et l’accompagnement par le personnel en place des personnes ayant suivi ces formations courtes et accélérées peuvent être plus exigeants, étant donné le parcours scolaire souvent allégé.

Les formations accélérées sont très exigeantes, ce qui cause un niveau élevé d’abandons et d’échecs. Par exemple, la formation accélérée d’infirmières auxiliaires est suivie au rythme de 35 heures de cours par semaine durant 14 mois. Ce rythme est très difficile à soutenir, tant pour les étudiantes et étudiants que pour les enseignantes et enseignants. Pas étonnant que le taux de réussite soit particulièrement bas. En Estrie, seulement 41 personnes de la première cohorte de ce programme accéléré ont réussi à l’achever sur les 100 inscriptions au départ.

Finalement, ces programmes, qui sont souvent accompagnés de bourses, posent un risque réel d’endettement ou de souci financier puisque les étudiantes et étudiants doivent souvent rembourser leurs bourses en cas d’abandon.

LE MAINTIEN EN EMPLOI DES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS ÂGÉS

Dans le budget de mars 2023, le gouvernement a présenté un tableau (voir tableau III) qui appuie sa volonté de maintenir en emploi les travailleuses et travailleurs âgés du Québec.

Ce tableau présente le taux d’emploi par groupe d’âge5. Pour les tranches d’âge de 15 à 59 ans, le Québec affiche un taux d’emploi plus élevé que la moyenne canadienne et que l’Ontario. Ce fait s’explique en grande partie par une plus forte présence des femmes sur le marché du travail, favorisée en cela par les services de garde éducatifs subventionnés.

Cependant, la situation s’inverse pour les tranches d’âge des personnes de 60 ans et plus, et le gouvernement Legault aimerait bien réussir à hausser le taux d’emploi chez celles-ci. Il a mis en œuvre, ou tenté de mettre en œuvre, plusieurs mesures allant en ce sens.

Les enjeux 

Est-ce réellement une mauvaise chose que les personnes de 60 ans et plus travaillent moins au Québec qu’ailleurs au Canada? Il appartient à chaque personne de choisir ce qui lui convient le mieux.

Mettre en place des mesures incitatives afin de rendre plus avantageux le maintien en emploi ne pose pas de problème, tant qu’elles demeurent volontaires. Deux récentes modifications du Régime de rentes du Québec (RRQ) vont en ce sens6. Ces mesures ne pénalisent en rien les personnes qui font le choix de prendre leur retraite. Même chose pour certaines mesures volontaires de rétention des employées et employés du secteur public, comme les primes salariales pour les travailleuses et travailleurs retraités des réseaux publics.

Cependant, il en va tout autrement des mesures qui pénalisent les travailleuses et travailleurs afin qu’ils demeurent au travail plus longtemps. Récemment, dans le cadre d’une consultation, le gouvernement proposait de repousser l’âge minimal pour demander sa rente du RRQ, qui passerait de 60 ans à 62 ans. Dans la même veine, dans le cadre de la négociation du secteur public, le gouvernement propose actuellement de hausser l’âge minimal de la retraite, qui passerait de 55 ans à 57 ans, et de modifier les règles de calcul de la rente afin de retenir le personnel en emploi.

Ces mesures n’en sont pas de rétention, mais de détention! Ces propositions sont tout à fait déplorables et doivent être vigoureusement rejetées. Elles ne constituent pas une solution acceptable à la rareté de la main-d’œuvre.

L’INTÉGRATION DES PERSONNES ACTUELLEMENT SOUS-REPRÉSENTÉES SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL 

Finalement, le dernier grand levier du gouvernement pour atténuer la rareté de la main-d’œuvre est de favoriser l’intégration sur le marché du travail des personnes qui y sont actuellement sous-représentées, comme les personnes issues de la diversité culturelle, handicapées ou autochtones, qui ont effectivement été traditionnellement moins présentes sur le marché du travail pour différentes raisons.

Les initiatives gouvernementales pour changer cet état de fait sont évidemment bienvenues.

EN CONCLUSION

Les difficultés causées par la rareté de la main-d’œuvre sont bien réelles et dureront un certain temps. Parmi les solutions proposées par le gouvernement, certaines sont intéressantes et d’autres posent problème ou sont carrément à rejeter.

Ces solutions doivent être évaluées en considérant d’abord leurs effets sur les travailleuses et travailleurs. Parmi les solutions à mettre en œuvre, l’amélioration des conditions de travail, notamment du salaire, dans les secteurs essentiels est assurément une voie à privilégier.

 

POUR EN SAVOIR PLUS

Vous souhaitez en savoir davantage sur la situation actuelle à propos de la rareté de la main-d’œuvre au Québec et de ses causes sous-jacentes? Consultez la première partie de ce dossier diffusée dans le Coup d’œil économique, « Une main-d’œuvre qui se fait rare » publiée en décembre 2022.

 

 


1     GOUVERNEMENT DU QUÉBEC (2021). Opération main-d’œuvre : mesures ciblées pour des secteurs prioritaires, [En ligne], 40 p. [cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/emploi-solidarite-sociale/documents/RA_operation_maindoeuvre.pdf?fbclid=IwAR2idLq0nQXzKAUpwQX9WWaxInR-5hgLMAAEzddcC0zqjrC1I7rj2YU1t8M].

2     Au Québec, les travailleuses et travailleurs étrangers temporaires sont issus de deux grands programmes, soit le Programme des travailleurs étrangers temporaires (surtout pour pourvoir des emplois peu qualifiés, notamment dans le secteur agricole) et le Programme de mobilité internationale (pour les travailleuses et travailleurs qualifiés).

3     Estimation provisoire de Statistique Canada.

4     Une part importante des étudiantes et étudiants francophones au Québec vient de l’Afrique francophone, et le gouvernement fédéral a été historiquement beaucoup plus réticent et plus lent à attribuer des visas aux citoyennes et citoyens de ces pays.

5     Le taux d’emploi pour un groupe donné est la proportion de personnes en emploi (temps partiel ou temps plein) par rapport à la population totale de ce groupe.

6     Ces deux mesures sont la possibilité de retarder l’âge maximal pour commencer le versement de la rente de retraite, qui passe de 70 ans à 72 ans, ainsi que la possibilité pour les prestataires de rentes de 65 ans et plus d’arrêter de cotiser au RRQ.