Société
Classe moyenne : entre illusion qui divise et outil qui rallie
2 juin 2025
Lors de la récente campagne électorale fédérale, tous les partis politiques ont fait de la classe moyenne la cible centrale de leurs promesses. Le mouvement syndical, en pleine réflexion dans le cadre des États généraux du syndicalisme, continue quant à lui de placer la défense de cette classe au cœur de sa mission, une priorité qui, selon toute vraisemblance, demeurera d’actualité.
Par Minh Nguyen, conseiller CSQ
Mais qu’est-ce exactement que la classe moyenne? Qui en fait partie? Est-ce un concept pertinent, un outil politique efficace ou un mirage qui détourne de la lutte des classes ainsi que des luttes des travailleuses et travailleurs? Parce que ces questions sont complexes, MaCSQ vous propose un tour d’horizon du concept de classe moyenne et de ses implications politiques et économiques.
Définitions multiples, flou persistant
La première difficulté dans l’analyse de la classe moyenne est d’ordre définitionnel. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) la définit selon le revenu disponible : un ménage en fait partie si son revenu disponible se situe entre 75 % et 200 % du revenu médian national. Par exemple, si le revenu médian avant impôt est de 50 000 $ pour une personne seule, cela signifie que la classe moyenne s’étend de 37 500 $ à 100 000 $ par année.
Ces seuils d’entrée et de sortie de la classe moyenne varient selon la composition des ménages. Au Québec, en 2022, une personne seule entrait dans la classe moyenne à partir d’un revenu de 42 000 $ et en sortait lorsqu’il s’élevait à 109 000 $ et plus.
Cela dit, cette approche statistique ne saisit pas toute la complexité du phénomène. Sociologiquement, la classe moyenne a longtemps été associée au mode de vie des Trente Glorieuses : maison en banlieue, automobile familiale, électroménagers modernes, vacances annuelles, et un seul revenu suffisant (généralement masculin). Il est cependant évident que, dans l’économie d’aujourd’hui, un revenu annuel après impôts de 41 000 $ ne permet plus d’accéder à ce mode de vie au Québec. Ce modèle relève davantage de l’idéal type que de la réalité, mais il a marqué l’imaginaire collectif nord-américain.
Une lecture théorique contrastée
Il existe des définitions théoriques de la classe moyenne. Pour Karl Marx, la classe moyenne est une zone d’ombre qui n’existe pas dans le schéma binaire capital et travail. Elle est parfois vue comme une fiction qui camoufle les rapports de pouvoir réels.
Le sociologue français Pierre Bourdieu, quant à lui, propose une lecture en matière de capitaux : sociaux, économiques et culturels. Selon lui, une personne peut se situer à l’intersection de plusieurs positions sociales sans appartenir à une seule « classe » homogène. Par exemple, un énorme réseau de contacts ou encore une bibliothèque remplie de classiques de la littérature peuvent compenser un faible revenu, complexifiant davantage la définition de classe moyenne.
Une construction historique en péril?
La classe moyenne n’est pas un phénomène « naturel ». Elle est le produit de transformations historiques, telles que la massification de l’éducation, le développement de l’État-providence, la syndicalisation, la croissance économique et la hausse des salaires. Son essor dans l’économie d’après-guerre, durant les années 1950 et notamment au Québec durant la Révolution tranquille, repose sur des choix politiques favorisant l’accès à l’emploi stable, à la propriété et à des services publics universels.
Mais cet équilibre est fragile. Les Trente Glorieuses sont révolues. Qu’en est-il aujourd’hui?
Selon la définition de l’OCDE, la classe moyenne n’a pas reculé au Québec : 63 % des ménages s’y retrouvaient en 1976, contre 67 % en 2022. Autrement dit, plus de personnes entrent dans cette catégorie que par le passé. Le Québec fait cependant exception. Dans de nombreux pays de l’OCDE, les inégalités s’aggravent, et les ménages les plus pauvres augmentent en proportion (de 28 % à 30 %).
Aux États-Unis, l’économiste Peter Temin décrit une « économie duale », où deux économies parallèles coexistent: d’un côté, l’économie « FTE » (finance, technologie, éducation) peuplée d’individus très scolarisés et bien rémunérés; de l’autre, une économie de bas revenus, marquée par l’instabilité, le travail précaire et l’exclusion sociale. La mobilité sociale est bloquée entre ces deux mondes, et les politiques publiques tendent à favoriser l’économie FTE. Ce danger guette aussi le Québec si les tendances d’austérité se poursuivent.
La détérioration des écoles et la difficulté croissante à accéder aux soins de santé publics poussent de plus en plus de ménages à se tourner vers le secteur privé. C’est avec ces dépenses que tout le socle de sécurité sur lequel repose la classe moyenne s’effrite. En fragilisant ces institutions collectives, l’austérité engendre une précarisation qui pousse une part croissante de la population vers la marginalité économique, accélérant ainsi la bifurcation entre une minorité privilégiée et une majorité reléguée à la survie. C’est dans cet écart grandissant que se dessine la possibilité concrète d’une économie duale au Québec.
Une classe en mutation
Le modèle classique de la classe moyenne, fondé sur un idéal de consommation, s’effrite progressivement. Pendant longtemps, la figure emblématique de la classe moyenne nord-américaine était celle du travailleur qualifié, mais peu scolarisé, occupant un emploi stable dans une entreprise manufacturière ou sur un chantier.
Aujourd’hui, cette réalité se fait de plus en plus rare tant au sein de la classe moyenne que dans l’économie en général. Dans les économies développées, une grande partie de ces emplois industriels bien rémunérés, permettant aux travailleuses et aux travailleurs peu scolarisés d’accéder à la propriété, ont été délocalisés au cours des dernières décennies, limitant ainsi les possibilités d’ascension sociale pour les personnes moins diplômées. Résultat : les travailleuses et travailleurs sans diplôme sont désormais « exclus » de la classe moyenne à un rythme supérieur à leur recul dans l’ensemble de l’économie.
Par ailleurs, l’accès à la propriété, autrefois un pilier du mode de vie associé à la classe moyenne, devient de plus en plus hors de portée pour de plus en plus de ménages. Les prix des maisons augmentent plus vite que les revenus.
Cela étant dit, la proportion de ménages propriétaires continue d’augmenter, passant de 50 % dans les années 1950 au Québec à environ 60 % au début des années 2020. Comment expliquer cela? Cette hausse s’explique par un endettement accru. En 2020, le taux d’endettement des ménages du troisième quintile de revenu était de 168 % au Canada. Il a atteint 174 % en 2024.
Autrement dit, l’accès à la propriété devient un luxe sans endettement pour les personnes ayant des revenus supérieurs, s’avère plus difficile sans surendettement pour la classe moyenne et constitue un rêve inaccessible pour les travailleuses et travailleurs plus précaires.
Les jeunes adultes illustrent bien cette dynamique : en 10 ans, de 2011 à 2021, la proportion des propriétaires chez les 25 à 29 ans est passée de 44,1 % à seulement 36,5 %, et chez les 30 à 34 ans, de 59,2 % à 52,3 %. Cette tendance traduit un recul net de la capacité des jeunes générations à s’insérer dans le parcours de vie qui était autrefois considéré comme typique de la classe moyenne.
Entre progrès social et consumérisme
Paradoxalement, certains biens de consommation associés à la classe moyenne sont de plus en plus accessibles aujourd’hui. Le taux de possession d’un véhicule personnel, souvent vu comme essentiel à la mobilité résidentielle en banlieue, continue d’augmenter : le ratio est passé de 62 % en 2000 à 73 % en 2022. Plus frappant encore, près de la moitié (48 %) de ces véhicules sont désormais des camionnettes ou des VUS, signalant une transformation des préférences de consommation.
Le nombre de voyages en avion à l’étranger (hors États-Unis) par habitant connaît aussi une hausse marquée depuis les années 2000, atteignant des sommets prépandémiques. Autre exemple : le prix des téléviseurs au Canada, ajusté à l’inflation, a chuté d’environ 90 % depuis les années 1980.
Mais cet accès facilité à la consommation, qui s’appuie largement sur le crédit, alimente une tension croissante entre le désir de consommation, souvent présenté comme « normal » dans la classe moyenne, et la nécessité de réduire l’empreinte environnementale.
Un levier syndical à manier avec prudence
Pour le mouvement syndical, la classe moyenne est à la fois une réalité (la majorité de ses membres s’y identifient) et un levier stratégique. Elle permet de rallier une large part de la population à des revendications collectives et de justifier des politiques universelles.
Le concept reste cependant ambivalent. Le mythe de la classe moyenne peut nourrir un imaginaire méritocratique et conservateur, opposé à la redistribution de la richesse par les impôts, crédits et transferts fiscaux. De plus, le modèle de consommation de la classe moyenne comporte un lourd impact écologique.
Dans ce contexte, l’idéal de la classe moyenne et ce qu’elle implique ne doivent ni être idéalisés ni être rejetés en bloc. Il faut les aborder de façon critique et nuancée, en prenant soin de ne pas occulter les rapports de pouvoir fondamentaux qui traversent nos sociétés.
Le flou qui entoure la notion de classe moyenne n’enlève rien à sa puissance politique. Elle cristallise des espoirs et des peurs dans la lutte des classes. Le mouvement syndical a ici l’occasion de se réapproprier ce concept, non pour renforcer le statu quo, mais pour ouvrir la voie à une réflexion renouvelée sur les classes sociales afin de tracer un chemin vers la justice sociale. Et cet exercice intellectuel, sur le plan stratégique, semble en valoir largement la peine.