Dans les garderies privées, surtout à Montréal, on trouve le plus souvent des enfants de milieux socioéconomiques défavorisés, issus de l’immigration ou encore qui présentent des défis particuliers. Les enfants qui fréquentent ces milieux-là sont condamnés à avoir des retards de développement importants ou des problèmes de comportement qui les suivront jusqu’à l’école. Ce sont des tout-petits qui partent avec une longueur de retard sur les autres, déplore tristement Éva (prénom fictif).
Attablée dans un café du centre-ville de Montréal où nous nous sommes donné rendez-vous, Éva me demande de taire son vrai nom et son emploi pour éviter que son témoignage lui nuise professionnellement ou mette son employeur dans l’embarras. Elle m’explique toutefois son travail, qui l’amène à visiter régulièrement tous les types de services de garde, des centres de la petite enfance (CPE), des milieux familiaux, des garderies privées subventionnées ou non.
Dans les milieux de garde privés, ce qu’elle observe trop souvent lui brise le cœur. « Sur les lieux, je reste professionnelle, mais quand je m’assois dans mon auto, je me mets parfois à pleurer. Je me retiens pour ne pas y retourner et aller prendre les enfants dans mes bras et leur faire un gros câlin, dit-elle. Ça me fait de la peine pour les parents qui confient ce qu’ils ont de plus précieux à des gens, sans se douter de ce que leurs enfants vivent tous les jours. »
Des enfants brimés
Éva me parle des « chuteuses », comme elle les appelle, qu’elle rencontre en trop grand nombre dans les milieux privés. Ce sont des éducatrices qui ne laissent pas les enfants s’exprimer et qui n’ont que le mot chut! en bouche lorsque les tout-petits posent des questions.
Ces derniers n’ont pas le droit de demander quoi que ce soit, de dire qu’ils s’ennuient de leur parent ou qu’ils préfèreraient aller jouer dehors plutôt que de faire le bricolage qui leur est imposé. Ils se font dire de se taire et de garder le silence. « Ça me fâche tellement! s’exclame-t-elle. Pourquoi elles travaillent avec des enfants si elles ne veulent pas les accompagner? »
Éva rencontre des éducatrices qui trouvent préférable de ne pas démontrer d’affection aux enfants pour éviter qu’ils s’attachent trop ou pour ne pas en faire des bébés à bras. « Elles croient qu’il faut les laisser pleurer pour qu’ils s’endorment. Si elles étaient formées, ces femmes sauraient que les enfants ont besoin de sécurité affective pour pouvoir s’épanouir. Elles devraient relire leur programme éducatif ou carrément changer de profession », ajoute la jeune femme.
Elle raconte que les locaux sont bien souvent trop petits pour le nombre d’enfants qui s’y trouvent. Le bruit y est insupportable au point de donner des maux de tête. « Imagine comment les enfants s’y sentent! »
Des garderies mal adaptées
Dans les milieux privés, les jouets se font souvent rares. Éva se souvient d’un endroit où il y avait quatre petits bacs de jouets pour une vingtaine d’enfants. Premiers arrivés, premiers servis. Les derniers n’avaient rien pour jouer, pour explorer ou pour faire des choix.
« On force les enfants à rester assis pendant des heures pour chanter et bricoler, on prend leur main pour les obliger à tracer des lettres, des chiffres. J’ai même vu une éducatrice humilier un enfant en l’obligeant à chanter seul devant son groupe juste parce que ça ne lui tentait pas de chanter comme les autres », raconte Éva.
Elle ajoute que ces milieux sont très fiers de pouvoir dire aux parents que leur enfant sait chanter en plusieurs langues grâce aux cours de musique, d’anglais ou d’espagnol qu’offre l’établissement. « J’ai même visité un endroit où les enfants savaient réciter des fables de La Fontaine… à 4 ans! »
Des milieux parfaits, non. Mieux que d’autres, oui.
Éva reconnait qu’il existe de bonnes garderies privées et qu’il ne faut pas toutes les mettre dans le même panier. Elle affirme toutefois que les situations qu’elle m’a décrites ne sont malheureusement pas des cas isolés. « Des milieux privés comme ceux-là, à Montréal, j’en vois beaucoup. Ils sont même majoritaires. »
Les endroits chaleureux où les enfants sont libres de jouer, d’explorer, de choisir, de s’épanouir et où les éducatrices formées, motivées et passionnées observent les enfants et les stimulent, c’est surtout du côté des CPE qu’on les trouve, selon la jeune femme.
Davantage de places subventionnées
Le réseau des services éducatifs à la petite enfance compte actuellement 283 000 places. Pour répondre aux besoins des familles, le gouvernement du Québec a récemment annoncé, dans le cadre de son grand chantier pour les familles, l’ajout de 37 000 nouvelles places subventionnées d’ici 2025.
Afin de mener à bien ce projet et d’améliorer l’accessibilité du réseau, le ministre de la Famille, Mathieu Lacombe, a déposé en octobre dernier le projet de loi no 1 modifiant la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance. Ce dernier modifie en profondeur les règles entourant les services de garde en permettant notamment aux CPE et aux garderies privées d’offrir jusqu’à 100 places (au lieu d’un maximum de 80) et jusqu’à 500 places dans les cas où un établissement détient plusieurs installations. Leur nombre par CPE ou garderie privée ne sera plus par ailleurs limité.
Urgence d’agir
La création des milliers de nouvelles places subventionnées annoncées par le gouvernement nécessiterait l’embauche de 17 800 éducatrices de plus, dont 14 000 éducatrices qualifiées. Le milieu fait toutefois déjà face à une pénurie de main-d’œuvre.
Pour pouvoir attirer la relève, la présidente de la Fédération des intervenantes en petite enfance du Québec (FIPEQ-CSQ), Valérie Grenon, affirme qu’il est urgent de rehausser les conditions de travail des intervenantes des CPE, qui sont actuellement en négociation pour le renouvèlement de leur convention collective. « Les éducatrices sont fatiguées, elles sont à bout de souffle, et on continue de sous-valoriser leur travail », s’indigne Éva.
« Créer 37 000 places, c’est bien, mais en ne répondant pas aux enjeux des conditions de travail du personnel de la petite enfance, le gouvernement court le risque de créer des coquilles vides. Tant que la formation d’éducatrice restera une des techniques collégiales les moins bien rémunérées, nous serons collectivement en retard », assure Valérie Grenon.
Une chance égale pour tous les enfants
Lorsqu’elle repense aux garderies privées qu’elle visite régulièrement, Éva déplore que les mauvais milieux soient peu ou pas sanctionnés. Des services éducatifs qui devraient être fermés depuis longtemps sont encore en activité des années plus tard, même quand des plaintes sont formulées à leur endroit.
La jeune femme ne comprend pas que le gouvernement laisse les inégalités se creuser entre les enfants qui fréquentent les différents types d’établissements : « Comment ça se fait que le gouvernement permette que cela arrive encore aujourd’hui? Comment peut-on accepter ça comme société? Des actions doivent être posées immédiatement. Toutes les familles devraient avoir accès à une place de qualité et de confiance pour leurs enfants. »
Selon une récente étude effectuée par le ministère de la Famille, 94,3 % des personnes sondées croient qu’il est important d’offrir à tous les parents du Québec une place subventionnée à tarif unique. Cette donnée appuie directement la revendication de la CSQ qui milite en faveur d’un réseau de la petite enfance public et universel.
« Un réseau public des services éducatifs à la petite enfance à prix abordable constitue un service essentiel à la population. Chaque enfant devrait pouvoir bénéficier des apprentissages avisés d’éducatrices passionnées, formées et hautement qualifiées », affirme le président de la CSQ, Éric Gingras.
Il conclut en rappelant qu’« investir dans un réseau de la petite enfance et le rendre accessible à toutes les familles québécoises, c’est se responsabiliser en tant que société ».