Les travailleuses et travailleurs seront-ils rares ou en surnombre?

Mars 2017 ­­– Dans un système économique où le prix d’échange d’un bien ou d’un service est généralement déterminé par le jeu de l’offre et de la demande, la question de la rareté ou du surnombre devient essentielle. Cette logique devrait s’appliquer aux travailleuses et travailleurs. En période de plein emploi, ils seraient alors en mesure de faire valoir leurs droits, d’exiger des bonifications de leurs conditions de travail, mais aussi de réclamer plus de services publics qui améliorent leurs conditions de vie.

La question stratégique de la rareté ou du surnombre semble au cœur des débats sociaux actuels. D’un côté, le Rendez-vous national sur la main-d’œuvre, qui a eu lieu au mois de février (2017), a été l’occasion pour les employeurs et le gouvernement de réaffirmer leurs préoccupations quant à « […] la quantité de main-d’œuvre disponible (démographie) et l’adéquation entre les compétences de cette main-d’œuvre et les besoins du marché du travail » (QUÉBEC (2017), Rendez-vous national sur la main-d’œuvre, Cahier de participation, p. 14). De l’autre côté, l’Institut de la statistique du Québec annonçait un taux d’emploi record pour les personnes âgées de 15 à 64 ans (73,3%). Cette amélioration des statistiques de l’emploi s’explique avant tout par une diminution du nombre de personnes en âge de travailler plutôt que par une explosion du nombre d’emplois.

1 – Pénurie de main-d’œuvre et intérêts patronaux

Qu’ils se soient basés sur des faits et des tendances réelles ou sur des mythes savamment distillés dans l’opinion publique, les associations patronales et les gouvernements néolibéraux ont réussi à utiliser à merveille l’argument d’une éventuelle pénurie ou d’une rareté ciblée de main-d’œuvre. Ils n’hésitent pas à mettre de l’avant ce phénomène comme étant un risque pour la prospérité collective.

Il faudrait selon eux :

  • Réduire les avantages liés aux régimes de retraite pour inciter les personnes de 60 ans et plus à rester au travail et diminuer la pression sur le passif des régimes;
  • Arrimer directement les critères d’immigration aux besoins des employeurs;
  • Élargir le programme des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires;
  • S’assurer que les formations offertes correspondent étroitement aux besoins des employeurs;
  • Couper dans les services publics et privatiser la santé ;
  • Réduire les prestations de l’aide sociale sous prétexte de maintenir un incitatif au travail.
  • Etc.

Pourtant, si les règles de l’offre et de la demande s’appliquaient réellement au marché du travail, cet aveu de rareté de la main-d’œuvre serait une bien mauvaise carte pour le patronat. En effet, il nous livrerait volontairement un argument central qui nous permettrait d’exiger de meilleures conditions de travail. Or, le mouvement populaire et syndical est dans une posture contradictoire. D’un côté, il doit atténuer les craintes liées au vieillissement de la population et à la pénurie de main-d’œuvre afin de contrer les attaques énumérées ci-dessus. De l’autre côté, il doit profiter de cette réelle rareté de main-d’œuvre afin de construire un rapport de force.

2 – Facteurs réduisant l’offre de travail

Le ton catastrophiste qui règne autour des enjeux démographiques au Québec s’est aggravé à la suite des conclusions d’un rapport particulièrement alarmiste produit par l’Institut de la statistique du Québec en 2003.

Ce document annonçait que la population du Québec allait stagner autour de 8 millions d’habitantes et habitants en 2031, pour ensuite décliner. Pourtant, les derniers chiffres, publiés en 2014, révisent ces prédictions à la hausse. La population devrait atteindre 9,2 millions de personnes en 2031 et ne devrait pas décliner par la suite. Cette augmentation s’explique à la fois par un allongement de l’espérance de vie (de 84,5 à 87,9 ans pour les hommes et de 88,6 à 90 ans pour les femmes), et par une augmentation des naissances (taux de fécondité passé de 1,5 à 1,7). Ce dernier facteur va permettre à la population en âge de travailler de se stabiliser au lieu de décroitre.

Prévisions démographiques pour le Québec

  Prévisions 2003 Prévisions 2014
Population estimée en 2031 8,1 millions 9,2 millions
Espérance de vie

·       Femmes

·       Hommes

 

·       88,6 ans

·       84,5 ans

 

·       90,1 ans

·       87,9 ans

Indice de fécondité 1,5 enfant 1,7 enfant

 

La stabilisation prévue de la population en âge de travailler vient donc réduire l’intensité d’une éventuelle pénurie de main-d’œuvre généralisée. Par contre, on constate aussi à la figure 1 que le vieillissement de la population est bien réel. En effet, le nombre de personnes de 65 ans et plus va dépasser le nombre de jeunes de 19 ans et moins à partir de 2023.

Ces données récentes éclairent la conclusion d’Emploi-Québec :

« Il n’y aura pas de pénurie généralisée de main-d’œuvre au cours des dix prochaines années (2015-2024). Toutefois, la rareté de main-d’œuvre se fera sentir davantage pour certaines professions, dans certains secteurs et dans certaines régions. »

Les résultats des plus récents travaux d’Emploi-Québec démontrent que la rareté de main-d’œuvre semble être un phénomène plutôt restreint à l’heure actuelle. Seules 38 des 424 professions soumises à l’étude présentent des signes de déficit de main-d’œuvre (8%) (EMPLOI-QUÉBEC, 2013, Mémoire à la Commission des partenaires du marché du travail à la séance du 12 juin 2013, p. 3).

3 – Le déséquilibre n’est pas toujours une pénurie

Si une pénurie de main-d’œuvre généralisée fait appel à des solutions d’ordre démographique, un déséquilibre sectoriel ou ciblé peut s’expliquer par un ensemble de facteurs et nécessiter différentes solutions.

Une offre insuffisante

Certains cas s’expliquent par une offre de travail trop faible. Les employeurs n’arrivent pas à trouver suffisamment de candidates et candidats détenant les compétences ou la formation requise pour exercer les tâches souhaitées. Cela peut s’expliquer par un accès trop limité à la formation nécessaire ou par un trop faible nombre d’inscriptions. Enfin, dans certains cas, la difficulté n’est pas de trouver des candidates et candidats, mais de les garder.

L’offre de travail n’est pas durable. Ce taux de roulement élevé peut s’expliquer par une concurrence forte avec d’autres emplois ou par la perte rapide de motivation des nouvelles personnes employées souvent due à des conditions de travail peu attrayantes.

Une demande inadéquate

D’autres situations de rareté de main-d’œuvre peuvent s’expliquer par une demande de travail inadéquate. D’abord, les exigences à l’embauche peuvent être trop élevées pour la nature réelle de l’emploi que l’entreprise cherche à combler.

Parfois, des candidates et candidats valables sont boudés parce qu’ils n’ont pas les diplômes et l’expérience exigés ou ne possèdent pas déjà certaines compétences extrêmement précises (connaissance d’une telle machine, d’un tel logiciel, d’une seconde langue, etc.). Cette situation pourrait être corrigée en offrant une formation complémentaire précise lors de l’embauche de la personne.

Dans d’autres situations, des travailleuses et travailleurs disponibles et qualifiés sont boudés en raison de leur appartenance ou de leur identification à un groupe minoritaire. La candidature de femmes dans les métiers non traditionnels ou de personnes immigrantes est souvent écartée par discrimination. Rappelons que les difficultés d’accès à des emplois pour les femmes et les hommes immigrants sont encore importantes.

Le taux de chômage des personnes issues de l’immigration est de 11% alors  qu’il est de 6% pour les natifs du Québec. Cette exclusion est encore plus flagrante pour les personnes récemment immigrées, qui affichent un taux de chômage de 17%. L’exclusion prend aussi la forme d’une non-reconnaissance des compétences et diplômes (taux de surqualification de 56% pour les personnes immigrantes, contre 35% pour les natifs du Québec) (BOUDARBAT, Brahim, (2011). Les défis de l’intégration des immigrants dans le marché du travail au Québec : enseignements tirés d’une comparaison avec l’Ontario et la Colombie-Britannique, Montréal, CIRANO, 62 p.).

Dans plusieurs cas, les candidates et candidats ne se précipitent pas à la porte, parce qu’ils ne trouvent aucun avantage à accepter les emplois offerts. Souvent, les conditions salariales et de travail ne sont pas suffisantes ou ne viennent pas compenser la pénibilité du travail ou les horaires atypiques. Dans cette situation, les employeurs devraient normalement augmenter les avantages qu’ils offrent. Pourtant, comme nous l’avons vu, ils préfèrent souvent utiliser d’autres mécanismes pour équilibrer l’offre et la demande.

Les différents types de déséquilibres sur le marché du travail

Déficit sectoriel (ou pour certains emplois) et difficultés de recrutement
Offre de travail Demande du travail
Manque de candidats ayant les compétences et la formation nécessaires

·      L’accès à la formation est trop limité

·      Les inscriptions ne sont pas suffisantes

Les candidats disponibles et formés ne sont pas dans la bonne région

Le taux de roulement est élevé

Exigences à l’embauche trop élevées

·      Diplôme

·      Expérience

·      Compétences trop précises

Discrimination envers certains groupes qui seraient disponibles

Les conditions de travail offertes n’attirent pas les candidats

·      Salaire insuffisant

·      Pénibilité, précarité ou horaire atypique

Il y a une pénurie de Mercedes à 15 000 $

Cette affirmation parait totalement absurde pour le commun des mortels. Si un acheteur désire payer 100 000 $ pour s’offrir une Mercedes, il n’aura aucun problème à en dénicher une. Étrangement, la simple logique de l’offre et de la demande semble, trop souvent, échapper aux employeurs. Au lieu d’augmenter les conditions salariales ou les avantages sociaux offerts de manière à attirer le nombre nécessaire d’employés, ils préfèrent se plaindre d’une pénurie de main-d’œuvre, exiger des mesures des gouvernements ou faire venir des travailleuses et travailleurs temporaires de l’étranger.

Conclusion

Loin de la catastrophe annoncée d’une pénurie de main-d’œuvre généralisée, les prédictions démographiques actuelles et l’analyse sectorielle du marché du travail laissent présager que la situation se stabilisera autour du resserrement de l’offre de travail qu’on connait actuellement. Ce resserrement devrait, si les lois économiques s’appliquaient automatiquement, favoriser une augmentation du prix du travail (salaire et conditions de travail). Inquiet, le patronat a construit un programme politique cohérent qui vise à stimuler l’offre de travail (réduction de l’aide aux sans-emplois, prolongement de la vie active, travailleuses et travailleurs étrangers temporaires, adéquation formation-emploi, mobilité régionale, etc.) afin de résister tant bien que mal à la pression sur les salaires.

Du côté syndical, nous devons continuer à résister à ces orientations, particulièrement lorsque les mesures d’incitation au travail prennent des aspects coercitifs ou contraignants, comme dans le cas du report de l’âge de la retraite ou des mesures punitives à l’aide sociale. Par contre, nous devons aussi saisir le contexte de rareté qui nous est favorable pour augmenter nos exigences quant à nos conditions de travail et aux politiques publiques.

Dans nombre de petits pays européens tels que le Danemark et la Suède, les contextes historiques de rareté de main-d’œuvre ont été l’occasion à la fois de renforcer le pouvoir et les conditions des travailleuses et travailleurs et d’augmenter grandement la productivité de l’économie.